Rencontres anodines ?

  Nous croisons tous, souvent, sur nos trajets quotidiens, les mêmes personnes. Une façon d’écrire la ville serait de s’attarder sur celles que nous remarquons à peine, sur lesquelles notre regard, d’habitude, ne s’arrête pas. Les élèves du LFIB ont posé un temps leurs yeux, puis leurs mots, sur des enfants, des mendiants, des voisins, des gardiens, des chauffeurs, des passants et d’autres encore, qu’ils côtoient sans trop les voir. Cet arrêt sur image les amène à s’interroger sur ces destins croisés, révélant des perceptions, attisant les curiosités et faisant jaillir de l’écriture des portraits comme des miroirs fidèles, inversés ou déformants.

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Des enfants

L’Enfant transparent

   Chaque après-midi, en bas de chez moi, dans la rue de Nuan-Jan à Bangkok, je vois passer un jeune enfant d’environ six ans, qui a l’air triste et le regard fatigué. Ce garçon porte une chemise déchirée, trouée, comme un petit mendiant. Il possède une tache noire sur la joue gauche et ses cheveux ne sont jamais coiffés. Ce gamin se promène toujours dans la rue. Je n’ai jamais vu ses parents. Le voisinage semble bien le connaître ce petit, sauf ma mère et moi.

   A chaque fois que je vais au marché avec elle, on le voit courir dans les halles et demander de l’argent ou de la nourriture aux clients et aux vendeuses. Personne ne s’intéresse à lui, on pourrait croire qu’il est transparent.

   Mais depuis que le quartier de Rachada est inondé, on ne l’a plus revu, c’est comme s’il avait disparu, comme si pour moi aussi il était devenu invisible…

Chaine le Chat

La Détermination

    Dans le garage vide et lumineux d’une maison délabrée du quartier de Sathorn Nua à Bangkok se tient un petit garçon d’environ sept ans. Il se trouve seul, il essaie d’apprendre à pédaler sur son vélo rouge mais ne réussit pas car il n’y a personne là pour l’aider. Cet enfant est timide, on le devine dans ses yeux  ronds, vert clair et globuleux. Il ne se lasse jamais de pédaler.

   Il paraît joyeux, on le ressent à son air satisfait et au sourire radieux qui traverse son visage rond de gourmandise. Son corps dodu semble le protéger des blessures et des bleus après chaque chute. Il ne se lasse jamais de tomber.

   Il porte une tenue blanche couverte de boue. Il porte un casque noir, en plastique.  Ses mains grassouillettes sont pleines de terre et ses chaussures sont usées et sales.

   Ce garçon passe pour un enfant rayonnant de bonheur, pourtant il est seul…

Amélia l’Air

Des mendiants

La Dame du métro…

            Parfois, lorsque je me dirige pour prendre le BTS, en-bas des escaliers, adossé à une structure métallique qui sert de pilier pour les rails du métro, j’observe souvent une vieille dame très âgée mais qui ne le paraît pas à première vue, mendier.

              Les extrémités de sa bouche sont constamment orientées vers le bas, elle paraît triste et à la fois désintéressée de la tournure de son sort. De plus, ses joues potelées accentuent cette impression. Elle oriente son verre pour récolter quelques rares pièces et billets, l’air détaché. Je pense que peu lui importe si elle récolte une somme faramineuse ou bien modique, n’ayant plus la foi en le fait que son verre puisse encore recevoir un jour une ou deux pièces.

            D’ailleurs je regarde souvent à l’intérieur de celui-ci par curiosité et elle y place une plante verte d’un arbre ou je ne sais. J’ai toujours réfléchi, dès que je la voyais, à ce que cela signifiait pour elle. Etait-ce pour la sentir ? Ou bien pour cacher ses gains ou alors le sentiment qu’au moins, il y aurait toujours quelque chose dans son verre ?

            Elle est souvent assise sur son pied droit, soutenant son corps maigre. Elle porte une petite carte à côté d’elle. Cette carte est écrite en thaïlandais. Evidemment je ne comprends pas puisque je ne sais pas le lire…

            On dirait qu’elle attend quelque chose, la mort peut-être ? Ou tout simplement le jour où elle pourra enfin avoir de l’argent et manger à sa faim ?

            Quoiqu’il en soit, je la vois toujours dans la même position, toujours dans le même état d’esprit, toujours le regard vide, et toujours dans l’attente…

Oubaïla la Slim

Rêve en noir et blanc

             Il est trois heures de l’après-midi lorsque je le vois. Ses vêtements sont sales, il porte un short déchiré au niveau des genoux, un t-shirt crasseux, un bonnet gris et une paire de claquettes en mauvais état. Il est très maigre et souvent courbé au niveau des épaules et de la nuque. Il a l’air de quelqu’un de plutôt solitaire. Il ne parle jamais à personne. Je croise cet homme tous les jours au même endroit en rentrant de l’école dans une petite et sombre rue à côté du “Big C” en face de chez moi. Je le surprends toujours en train de fouiller les poubelles dans la rue. Il cherche ce qui lui sera utile et le dépose sur son tricycle. C’est avec ça qu’il se déplace.

   Je ne l’ai jamais vu parler. Parfois j’ai l’impression qu’il ne voit rien autour de lui comme si nous n’existions pas. Et parfois j’ai l’impression de le voir en noir et blanc. Personne ne le connaît, personne se sait rien de lui. Cet homme sort-il d’un rêve en noir et blanc ?

Siewka la Pimani

Un mendiant

     A un feu rouge, au carrefour Bayard, se trouve un mendiant recroquevillé, courbé, toujours à la même place et aux mêmes horaires sauf quand il pleut. Je pense qu’il a une maladie sûrement assez grave car un homme qui a de la poitrine, c’est quand même rare. C’est peut-être un kyste. Mais il n’a pas l’air de s’en soucier, au contraire, il le montre car il est torse nu et il pose sa veste à côté de lui. Il doit penser que les passants auront sûrement plus pitié de lui et lui donneront quelque chose.

     Ce pauvre mendiant tout maigre n’est jamais sale, mais je sais pourquoi. Je l’ai vu une fois prendre sa « douche » improvisée  avec un gobelet en plastique. Il ne porte rien de plus qu’un short assez court déchiré. Quand les rayons de soleil commencent à lui brûler la peau, il pose un parapluie de couleur grise sur le côté.

Blasé le Patient

Des gardiens

L’homme de la grille blanche

            Chaque matin, en bas de mon immeuble situé dans un quartier principalement francophone de Bangkok, un homme monte la garde. Il passe ses nuits devant cette grille blanche, son seul travail étant de l’ouvrir ou de la fermer. Cet homme, je le croise tous les jours aux alentours de la même heure. Il est souvent assis sur sa chaise dont le dos est cassé et mange avec les autres gardiens du quartier.

   Son uniforme bleu et noir, dont la chemise est parsemée de boutons dorés, accentue sa petite taille et son léger embonpoint. Son visage si rond ne fait que le rendre plus sympathique, ses yeux trop foncés contrastent avec sa peau jaune que l’exposition continuelle au soleil vieillit comme la peau d’une vieille femme. Il est toujours souriant, de bonne humeur et poli quand je le croise. Il me dit bonjour et sourit, je fais de même.

   Il termine sa journée lorsque la mienne commence et inversement, lorsque je rentre de l’école, les jours où je termine tard, la sienne ne fait que commencer. Je me pose des questions à chaque fois que je le vois. Cet homme m’intrigue. Je me pose des questions sur sa vie personnelle : est-il marié ? a-t-il des enfants ? si oui, comment gèrent-ils le fait de ne voir leur père qu’au petit matin et seulement tard le soir avant de se coucher ? Je sais que les réponses à mes questions ne me regardent pas mais je suis trop curieuse pour ne pas me poser des questions sur une personne que je croise tous les jours.

   Se pose-t-il les mêmes questions sur moi ? Lui, il connaît mes habitudes, cela me paraît bizarre de ne rien savoir sur une personne qui en sait plus sur moi que je n’en sais sur elle.

Paul le Cramé

Gardé par un bossu

            A Bangkok, dans un soi appelé Phra Khanong, se trouve un petit village de grandes maisons blanches. L’entrée en est barrée par un portail en bois, comme dans les châteaux. Il y a aussi une petite cabine ouverte par une fenêtre et une porte du côté du village. Le bruit n’est pas familier dans cette bourgade, c’est paisible. Les gens sont amicaux, même si quelques locataires n’aiment pas trop la sociabilité.

   Dans ce hameau se trouve un gardien, indifférent aux autres, mais pas moins intéressant. Quotidiennement vêtu d’un uniforme noir, il reste soit dans la cabine près du portail du côté de Phra Khanong, soit assis sur le muret de mon voisin indien.

   Il n’est pas chauve, mais n’a pas beaucoup de cheveux non plus. Coiffé de gel, il porte une tonsure comme les clowns. Il a des yeux rouges, entrouverts, probablement à cause des insomnies qu’il accumule à force de surveiller l’entrée de la commune. Il ne mesure pas moins d’un mètre soixante mais n’est pas plus grand qu’un ours dressé sur ses pattes arrière.

   Quand il est debout, il me fait penser à Quasimodo, il garde ses mains dans les poches, et se tient le dos courbé, il est bossu. De temps en temps, il fait des aller-retour dans le village et sourit aux gens qu’il croise ou passe un coup de balai pour débarrasser la route des feuilles mortes. Il ne parle pas beaucoup mais peut se montrer très sympathique.

Bien que nous nous croisions quotidiennement , j’ignore où il habite, et jusqu’à son nom.

Tarzan la Gagne

Un rayon de soleil dans mon immeuble

     Chaque jour, quand je prends le bus garé devant mon immeuble situé à Rama 3, au soi 38, une femme me sourit chaleureusement de la réception. Cette réception, la plupart du temps inondée de lumière, est composée d’un simple comptoir de couleur noire et d’un vieux tabouret. Toujours à son poste, la réceptionniste observe les gens, à l’affût de personnes ayant besoin de son aide précieuse. Elle est facilement reconnaissable à son uniforme impeccablement noir. La demoiselle, de taille plutôt petite, au corps légèrement menu, néanmoins vigoureux, reste debout la plupart de la journée. Ses jambes, assez épaisses mais très solides, accentuent son apparence robuste. En regardant la tête de la réceptionniste, on remarque qu’elle est un peu ronde avec des joues assez volumineuses qui lui donnent un air enfantin. Ses grands yeux reflètent beaucoup de choses sur sa personnalité. Son regard est très doux et sa belle chevelure ébène contraste élégamment avec sa peau légèrement pâle.

     La réceptionniste est très serviable, peut-être à cause des exigences de son métier. Malgré la fatigue qu’on peut parfois distinguer à travers ses rares cernes, elle garde toujours le sourire et maintient une atmosphère amicale quand on l’interpelle.

   Ce qui m’étonne le plus, c’est sa façon de se comporter avec moi. Elle s’occupe de moi d’une manière beaucoup plus maternelle que ma propre mère !

Mali l’Artiste

Bangkok, ministère

   Chaque matin un gardien se tient devant la porte du Ministère des affaires étrangères qui donne sur une large et bruyante rue de Bangkok. A première vue, il n’a pas l’air très âgé. Il n’est pas non plus très grand. Son visage ovale est décoré de boutons. A la ceinture, il porte une torche. Dans son uniforme, on pourrait le croire très musclé. En vérité, moi qui ai le temps de l’observer, j’ai bien vu qu’il était gras. Il est souvent assis derrière son petit bureau, il porte une carte sur laquelle on peut lire son prénom, son nom et l’adresse du ministère, en thaïlandais et en anglais.

   Tous les jours, il me regarde avec son air fatigué. Il passe son temps à scruter les personnes qui passent. Quelquefois même, il me parle. Ce qui est bizarre, c’est qu’il connaît des tas de choses sur moi. Moi je ne sais rien de lui.

Jean Casino la Page

Des voisins

L’homme de l’ascenceur

     Depuis quelques temps déjà, le matin, dans un ascenseur bondé d’un des nombreux immeubles de Bangkok, où s’entassent des enfants avec leur cartable, rendus silencieux par l’heure matinale, soudain si différents de lors de leurs nombreuses et bruyantes disputes dans le bus du retour, leurs parents, certains encore à moitié endormis, d’autres prêts à partir travailler, en tailleur ou chemise et cravate, quelques-uns vérifiant qu’ils n’ont rien oublié, où flotte une odeur de shampoing et d’eau de Cologne mais qui est plus oppressante qu’agréable, se trouve un homme.

   Cet homme est très grand, dépassant largement le mètre quatre-vingt-dix, sa carrure est imposante, de larges épaules, des bras épais, il se tient droit, le plus souvent habillé dans une tenue de sport, en short, t-shirt et baskets. Sa peau noire vire plutôt au chocolat, il ne possède presque pas de cheveux, ou bien il les rase courts. Il sourit. Je ne l’ai jamais vu sans ce grand sourire, qui le distingue des autres passagers de cet ascenseur, mais aussi des autres personnes que je croise après le court moment que représente ce petit voyage. Il sourit d’un sourire qui illumine ses yeux noirs et légèrement globuleux où naissent alors des étoiles, et fait apparaître sur son visage rond et bon-enfant une joie qui semble sans limites.

   Il ne parle jamais, se contentant de sourire encore plus aux bonjours des gens qu’il croise, de rire discrètement, d’une manière légère, aux remarques des autres passagers, et d’accompagner ses enfants jusqu’au bus qui les emmène à l’école. Que fait-il après ? Peut être rentre-t-il chez lui, ou bien part-il courir ou faire du sport, comme sa tenue le suggère.

Dagobert le Panda

Le fantôme de mon Soi

     Quand je vais acheter des légumes au marché le plus proche de mon impasse thaïlandaise, il me plaît d’observer les gens qui vaquent aux occupations diverses de la rue. Parmi eux, une ombre retient mon attention.

     C’est une vieille dame, esprit de cette rue, qui marche toujours dans la même direction. Voûtée, presque pliée en deux, elle avance vaillamment sur le bitume brûlé par le soleil, pas à pas, les mains croisées derrière son dos brisé.

   Au dessus de son visage ridé par la vieillesse se dresse une masse de cheveux blancs et lisses, surmontée par deux épis rebelles grisonnants. Sa peau mouchetée de points noirs, dans laquelle est percée une bouche aux lèvres rugueuses, est flasque, terne et huileuse . De cette cavité ressort, tel un monstre surgi du néant, une dent jaunâtre et longue comme la phalange d’un index humain.

   Ce qui m’intimide le plus, et ce qui me fait frissonner quand je pense à ce fantôme qui se raccroche à la vie, c’est son regard. Du droit, voilé par la cataracte, on ne distingue plus qu’un globe blanc, unicolore. Du gauche, bleu comme le ciel, la thaïe arrive encore à voir et à dévisager de son regard d’un froid intense tout ceux qui croisent son chemin.

   Ses pauvres habits, aussi vieux que sales et démodés, se résument à une simple robe décorée de fleurettes bleues, rouges et jaunes sur un fond blanc-rosé. Par dessus cet habit est enfilé un vieux chemisier, attaché par un seul bouton, les autres ayant cédé à une autre époque sûrement plus joyeuse.

      Comment l’oublier ? Comment oublier cette scène de fragilité sénile? Tout semble vieux chez cette dame, même l’image de nos entrevues que je garde dans le fond de mon esprit. Et pourtant, elle ne date que d’il y a trois ans. Car cela fait trois ans qu’elle a disparu de mon voisinage. Certainement à jamais.

Domotoy le Tartare

Sombre voisin

   Dans la rue calme et sans-issue devant chez moi, tous les matins, se promène mon sympathique voisin avec son chien.

   Ce jeune homme d’une trentaine d’années arbore toujours un air jovial malgré sa sombre tenue. Il est assez grand, avec des cheveux un peu longs d’une couleur proche du brun. Ses yeux de couleur noire et son regard perçant donnent l’impression qu’il est quelqu’un de sérieux et intelligent. Son visage plutôt carré est complété par une barbe soigneusement rasée.

   Il a le physique d’un sportif ; on pourrait  le confondre avec un participant des Jeux Olympiques. Il porte un survêtement  de sport noir comme la nuit, des chaussures de course  grises et une casquette rouge qui pour une raison inconnue représente la seule touche de couleur d’un triste uniforme.

   Son chien, un labrador de la couleur de la tenue de son maitre, marche en rythme à côté de lui, insouciant. Le chien, avec ses yeux légèrement verts, porte un collier blanc où son nom figure en noir : Blackie.

   A chaque fois que je le croise, ce qui m’intrigue le plus, c’est cette casquette rouge.

Delize la Sauce

L’ombre du travail

   Fréquemment, presque à chaque fois que je prends la navette pour aller et venir du lycée, je croise mon voisin qui me semble toujours épuisé. Son visage abattu, sa peau jaune, ses yeux bridés, sa coupe de cheveux d’un autre temps, ses pieds moisis me font penser à un vieillard chinois. Sa bouche en croissant de lune laisse apparaître ses dents jaunies par le temps et le tabac.

   On a l’impression, quand on le regarde dans les yeux, qu’il n’a pas dormi de la nuit, qu’il n’a fait que travailler. Il a le physique d’une personne usée par le labeur. D’ailleurs, l’énergie qu’il dépense est comparable à celle du mineur Stakhanov, il ne semble éprouver aucune crainte face à l’épuisement physique.

   Pourtant, souvent, je le vois torse-nu, assis sur une chaise en plastique, devant sa maison, fuyant la chaleur insupportable des masures de Bangkok. Sur sa chaise, il lit des journaux thaï, fume le cigare, boit un thé ou contemple les nuages. Il attend le client.

   Il a le même regard que tous les Chinois du quartier chinois de la ville, celle d’un petit commerçant qui, parmi des milliers d’autres, tient son petit magasin.  Mais lui, il ne tient pas une petite échope, il en tient une gigantesque : il dispose de plus de cent taxi-meters qu’il loue aux gens de la campagne venus chercher un travail à la grande ville.

Noir l’Obscur

Des chauffeurs

Un chauffeur à Hawaï

   C’est un chauffeur de moto-taxi que je croise toujours au même endroit. Il est presque toujours assis sur un banc blanc en pierre qui se trouve juste à côté de l’immeuble où je vis, à Sukhumvit. Ce  banc est placé sous le signe couleur or où est inscrit le nom de mon immeuble, Hawaï Towers. Sa moto est stationnée dans la rue devant lui. Il attend toujours patiemment d’avoir un client et parfois il s’endort. Je l’ai déjà vu en train de danser au son d’une chanson thaïe qui provient de la voiture de son ami. Physiquement, il a des cheveux marron, très foncés, qu’il couvre souvent d’un bonnet noir. Lors des rares occasions où j’ai vu ses cheveux, ils étaient extrêmement sales. Il a des cernes sous ses yeux marron clair et enfoncés qui trahissent son manque de sommeil. Par contre, il est toujours bien rasé, jamais une coupure. Il porte toujours sa veste orange par dessus un t-shirt blanc un peu sale et un long pantalon noir couvert de terre. Ses baskets blanches sont trouées au bout comme si ses orteils voulaient en sortir. La semelle, elle, se décolle un peu plus à chaque trajet. On dirait que ça l’amuse. Aux mains, il porte des gants noirs déchirés au bout des doigts et qui laissent apparaître ses ongles rongés. Les jours les plus chauds, il met un masque chirurgical bleu ciel sur le nez, attaché par les oreilles. Or il ne lui sert souvent à rien car il le descend toujours sur le menton.

   Cet homme, même s’il passe ses journées à faire la même chose, est joyeux.

Nestor le Junior

La petite Dame à la moto

   A chaque fois que je sors du village pour aller jouer au basket, je la croise toujours au même endroit, au bord du canal, sous un abri constitué de bambous, de toiles cirées et d’affiches publicitaires, la petite conductrice de mototaxi.

   La petite dame doit avoir environ trente ans. Par rapport à la moyenne des asiatiques, elle me semble de très petite taille. Ses longs cheveux noirs sont noués en chignon derrière sa tête. Elle a une corpulence plutôt ronde et enveloppée. Son visage jovial et gracieux laisse apparaître deux yeux noirs légèrement bridés, semblables à ceux d’un félin.

   Son regard doux et sympathique est  aussi perçant que celui d’une panthère. Sa bouche aux lèvres charnues laisse entrevoir des dents bien rangées d’un blanc éclatant tel du marbre poli. Sa peau mate, légèrement ridée et tachetée, met en évidence un travail quotidien laborieux. Des heures et des heures à circuler sur sa moto, à travers les rues de Bangkok, sous un soleil assommant, dans la fumée des voitures et la pollution. Voilà à quoi se résume son quotidien.

   Le jour où notre quartier a été inondé, elle a disparu. Qu’est-elle devenue ? Sa maison aussi a-t-elle été inondée ? La petite dame à la moto ainsi que tant d’autres personnes qui faisaient partie de mon quotidien ont été effacés par la grande inondation.

Kyle la Fine Lame

Chauffeur chevelu

            Tous les samedis, lorsque le soleil atteint son zénith, je prends le bus devant chez moi à Bang Na. Je tombe toujours sur le même chauffeur à l’air sympathique. Quand je monte, il me demande de sa voix grave mais parfois très aiguë où je vais, et je lui réponds  toujours « Bang Na BTS ». Je paye le prix du trajet à ce  jeune chauffeur qui semble bien installé dans son vieux fauteuil défoncé. Il s’habille toujours d’une chemise usée et d’un jean délavé. Cet homme au look de rockeur thaï porte un gros bonnet bleu où il range ses  longs cheveux noirs. Des cheveux crasseux et décoiffés comme s’ils n’avaient jamais étés lavés ou brossés. Il en sort toutes sortes d’objets tels que des cigarettes ou des pièces de monnaies. Sa moustache et son bouc sont astucieusement assortis à sa coiffure. Quand je sors, il repart à toute vitesse avec un écouteur dans l’oreille droite et ses lunettes de soleil aux verres sales.

            Depuis quelques semaines, un autre chauffeur a pris sa place. Que lui est-il arrivé ?

Orenoi la Poigne & Lazy la Molle

et d’autres encore…

Le vieil homme de la rue Nawamin

   Au bord de la route, en face d’un magasin qui a fait faillite à Raminthra, il y a un vieil homme pas comme les autres, l’air toujours triste et inoffensif. Son visage, long et fin, est recouvert par une masse de cheveux gras qui ne paraissent jamais ni propres ni même coiffés. Malgré cette chevelure, on devine deux petits yeux luisants et foncés. Son regard, perçant comme celui des chats, donne toujours l’impression qu’il pense à un tas de choses, mais en même temps il a l’air profondément triste. On distingue un nez petit et aplati, des joues creuses, sûrement parce qu’il ne se nourrit pas assez.

   Vu de l’extérieur pourtant, il a l’air d’un homme fort et courageux qui a traversé des moments difficiles ; mais au fond je pense qu’il est sensible et fragile, et il essaye de le cacher. Pas très grand, plutôt maigre, je le vois toujours assis en tailleur, les mains posées sur les genoux, à regarder les gens passer, les voitures défiler devant ses yeux.

   Il observe toujours tout, me semblant calme et précis. Tous les matins, je le scrute en me demandant : pourquoi est-il là, toujours au même endroit, toujours dans la même position, à faire toujours la même chose ? Quelle est son histoire ?

   Je me pose toujours les mêmes questions, tout en sachant que je n’aurais sûrement jamais de réponse…

Elta le Lion

Mon bon vieux Japonais

   Sur Sukumvit, près d’Emporium, dans le  Benjasiri Park, se trouve un petit skate park. Dans ce petit skate park, j’ai l’habitude de voir un Japonais les dimanches matins. De petite taille, le teint très pâle, je suppose qu’il est Japonais car je l’ai déjà entendu parler.

   Il porte des vêtements de couleurs pétantes et ne se sépare jamais de sa fameuse casquette noire. Souvent je le vois assis en train de boire une grande bouteille d’eau fraîche mais je le vois également faire beaucoup de roller. Il transpire énormément ! Ses yeux sont bridés, son sourire, amusant. De temps en temps, il vient avec un ami qui le filme. Je pense qu’ils font des montages vidéo de ses prestations de patineur.

   Aux alentours de midi, il enlève ses roller et enfile de vieilles sandales de toutes les couleurs, gardant ses chaussettes, évidemment, à la japonaise !

Titeb la Pigeonne

 Le marchand de volaille

   Au fond d’une voie obscure, sans issue, de Srinakarin, se trouve un marchand. Il se tient là, derrière son chariot rouge et jaune, il vend de délicieuses brochettes et cuisses de poulets. Grand et très pâle pour un asiatique qui passe la plupart de son temps sous le soleil, il se tient souvent debout. Ses cheveux longs, gras, sont parsemés de mèches mauves. En général, le marchand sourit, mais il cache quelque chose dernière ses yeux bridés et marron. Il est toujours très agité. Il discute souvent de ses problèmes avec les gardes qui viennent acheter ses brochettes de poulet. Ce marchand a deux cicatrices voyantes sur son visage ovale et ses oreilles sont remplies de piercings. C’est un étrange personnage.

Kenza le Chacal

Régulation de circulation

   Chaque jour quand je vais à l’école, devant le carrefour, j’aperçois un policier qui régule la circulation de façon très sérieuse en postillonnant  dans son sifflet. Ce policier est assez gros et a l’air maladroit. Tous les matins il arbore la même expression fatiguée. Malgré son allure ramollie, si on le voit assez souvent, on peut parfois le distinguer en train de danser.

    Son visage porte beaucoup de rides et de cernes, probablement dues au fait qu’il ne dort pas assez. Ses cheveux très gras et mal coiffés montrent qu’il ne prend pas soin de son apparence ou peut-être qu’il n’en a pas le temps. Ce policier est vêtu d’un uniforme qui a l’air de beaucoup le serrer. Il est usé et troué, ce qui me pousse a croire qu’il a récemment pris du poids. Il est très souriant et aimable. J’aimerais lui parler mais je ne peux pas : il ne faut pas le déranger, sinon qu’adviendrait-il de tous ces véhicules qui partent dans toutes les directions ?

Alain le Rôti

Un hommage à Sei Shōnagon

Les Notes de chevet, dans leur apparente simplicité, ouvrent des chemins d’écriture où se jouent à la fois l’immédiateté du quotidien et sa très grande étrangeté. L’inventaire de nos « choses », par la mise à distance qu’il induit, révèle des voix toutes singulières, tout en parvenant à les fondre en une seule, qui pourrait être celle de chacun de nous. La preuve par les Secondes B, avec leur professeur Caroline Alary.

CHOSES DÉSOLANTES

N’avoir plus de papier dans une imprimante. Jeter un détritus et rater la poubelle.

Un chien qui aboie désespérément devant une porte ou une maison tard le soir. Entendre le son du réveil lorsqu’on est fatigué. Quand il fait chaud, se rendre compte que le ventilateur souffle sur les autres et pas sur nous. S’apercevoir que l’on a de la nourriture coincée entre les dents lors d’une discussion.

CHOSES QUI SENTENT MAUVAIS

Les étroites ruelles anonymes de Paris. Trop de parfum. L’odeur du cuir d’une voiture qui a trop chauffé au soleil. Du vieux fromage qui a dépéri au frigo. Un fil électrique qui a cramé.

A.

CHOSES PÉNIBLES

Entendre le réveil sonner à six heures pour la rentrée des classes tout en subissant le décalage horaire. Avoir un stylo qui fuit et qui laisse des taches d’encre sur la copie et essayer en vain de la garder propre.

P.

CHOSES ÉLÉGANTES

Un chat qui passe, silencieux, sur le mur d’en face en pleine nuit. Un voile de dentelle qui nous fait penser aux heures consacrées à le faire. Des fleurs de pissenlits qui n’attendent que le vent pour les soulever. Un matelas de nuages vu du hublot. Une pointe de ballerine dans « Giselle ».

CHOSES TRISTES

Retrouver une petite chaussette de son enfance et se souvenir du moment où on a perdu l’autre. S’asseoir à une belle table puis fixer la chaise en face, vide. Déposer des fleurs sur une tombe. Attendre quelqu’un qui ne viendra jamais. Un peintre qui termine ce qu’il croit être son plus beau tableau perdant ainsi l’espoir de faire mieux. Le blues du dimanche soir.

CHOSES QUE L’ON FAIT SANS Y PENSER

Mettre un point sur un i ou une cédille sous un c. Barrer des mots pour les remplacer. Froisser une susceptibilité. Grimper les marches qui mènent à sa chambre.

CHOSES QUI SONT TOUJOURS LÀ

Le temps, à moins qu’il ne soit toujours dépassé. Des questions sans réponse. Les mauvais souvenirs et les regrets amers.

M.

CHOSES TERRIFIANTES

Le ciel couvert de nuages noirs qui encerclent la ville abandonnée. Des éclairs qui foudroient le parc municipal. Un enfant perdu sous un arbre dont les feuilles sont mortes. Dans l’obscurité, un homme avec le visage caché. Une petite fille le rejoignant, sur le point de traverser la route principale. Un renard écrasé au bord du trottoir. Des fourmis carnivores affamées qui s’entassent sur le cadavre.

Y.

CHOSES MÉLODIEUSES

Un homme avec un bouquet de fleurs qui dit un poème à une femme.

Le vent qui se faufile entre les feuilles d’un pommier.

N.

CHOSES QUI DOIVENT ÊTRE COURTES

Les étudiants qui souffrent en silence en classe de travail. Les souffrances, après un amour perdu. Les courses d’endurance sous un soleil brûlant.

M.

CHOSES QUI ME METTENT EN COLÈRE

Les files interminables aux caisses des supermarchés. Une calculette qui décide de s’éteindre au milieu d’un long calcul avec multiples fractions. Les publicités passées au milieu d’un film à suspense. Un pot de Nutella vide. Les réveils qui sonnent un samedi matin et ceux qui ne sonnent pas le lundi.

CHOSES QUI DOIVENT ÊTRE COURTES

Les grands classiques de la littérature. Les escales de nuit dans les petits aéroports.

L.

CHOSES QUI DONNENT FAIM

Les vapeurs qui se laissent flotter lentement au-dessus d’un steack bien brûlant. Le bruit que font les bulles qui remontent dans un verre de Coca-Cola. Un match de boxe thaïe à la télévision le soir, que l’on regarde en ayant éteint toutes les lumières.

CHOSES QUI NE FONT QUE BLESSER

Un coup de pied sur le bord du lit après une longue dispute avec les parents. Se mordre la langue jusqu’au sang pour se retenir de sourire quand le voisin fait une remarque rigolote sur la posture du professeur. Le coup de poing dans le mur de la chambre suite à une mauvaise note en Français alors que tout était appris par cœur.

CHOSES QUI FONT SERRER LE POING

Frapper dans un sac de sable sous le soleil pendant deux heures. Se cogner le genou contre une table basse en sachant que c’est la troisième fois de la journée avec la même table… Deux heures de Maths…

A.

CHOSES QUI CHANGENT TROP VITE

Un visage infesté de boutons purulents, signe que notre corps change. Un an passe puis deux et nous voilà adultes !

A.

CHOSES QUI NE FONT QUE PASSER

Les années, les mois, les heures, les minutes, les secondes, la vie. Les voitures sous le périphérique parisien.

CHOSES ÉLÉGANTES

Un châle en soie sauvage déposé précieusement sur les épaules d’une femme parfumée. Un bracelet en or sur un poignet fin. L’odeur des croissants, un matin d’hiver, déposés précieusement sur un plateau en argent que l’on distingue de très loin.

C.

CHOSES ÉLÉGANTES

Les bougies que le serveur allume lors d’un dîner en amoureux. Le petit morceau de persil sur la sauce des spaghettis Carbonara. Le jeune homme un peu voyou se forçant à bien parler lors d’une rencontre avec les parents de sa fiancée…

A.

CHOSES QUI AGACENT

Se retrouver coincé dans les embouteillages et savoir que l’on est déjà en retard pour son rendez-vous. Les aboiements des chiens du quartier après une journée fatigante de travail. Passer l’aspirateur et faire la vaisselle quand c’est une journée ensoleillée.

L.

CHOSES DÉSOLANTES

Regarder une émission télévisée sur la cuisine en ne sachant rien préparer sauf peut-être une omelette. Des fleurs fanées. Rater une très grande opportunité dans la vie. Une longue lutte contre le cancer qui n’aura servi à rien.

CHOSES QUI NE S’EFFACENT PAS

Les meilleurs souvenirs que vous avez de vos amis. Le sourire sur les lèvres d’une toute nouvelle mère. Les réécriveurs de l’effaceur de stylo-plume. Une tache de sang ou de café sur un t-shirt blanc.

E.

MES FAIBLESSES

S’attacher trop vite au gens pour n’être que déçue au final. Ma sensibilité qui s’avère être un atout dans certaines circonstances. Ma curiosité incorrigible. Les séries télévisées. Le chocolat.

L.

CHOSES QUI PASSENT TROP VITE

Les jours de la semaine, leur journée ensoleillée et leur nuit étoilée. Le paysage montagneux que l’on peut voir à travers la fenêtre de la voiture lors d’un départ en vacances. Le train qui s’arrête à une gare, fait monter des passagers, en fait descendre d’autres et puis repart lentement. L’hiver, le bonhomme de neige qu’on a fait et qui fond si vite.

CHOSES BELLES

Un vieux vêtement que l’on a adoré mais qu’on a perdu, le retrouver, le redécouvrir. Un jardin rempli de fleurs multicolores, avec de grands arbres et un soleil en été. Entendre le chant des oiseaux le matin en se lavant, se dire que la journée commence bien.

A.

CHOSES QU’IL FAUT ÉVITER, SI POSSIBLE

Mettre du sel à la place du sucre, dans une mousse au chocolat. En talons, courir après un bus. Laver un T-shirt de couleur dans une lessive blanche. Essayer de se couper seul les cheveux alors qu’on ne sait pas faire. Peindre un mur sans ses gants et découvrir que la peinture ne part pas sans un alcool fort qui brûle la peau.

A.

CHOSES QUI ME METTENT EN COLÈRE

La violence d’un homme sur un enfant. Les jours d’orages à la plage, un jour de vacances. Les gens qui doublent dans les files d’attentes, sans aucun savoir-vivre. Des gens décédés trop tôt et injustement.

CHOSES QUI NE DURENT PAS ÉTERNELLEMENT

Une bouteille de parfum. L’encre d’un stylo. La vie d’un homme.

A.

CHOSES QUI FONT MAL

Un coup de poing sur l’épaule. Un coup de genou sur la cuisse. De la poussière dans les yeux. Une porte qu’on se prend dans la figure. La paume des mains quand on applaudit trop fort. Tomber sur le carrelage en se cassant une dent.

A.

CHOSES QUE L’ON NE REMARQUE PAS

Le temps qui passe. La Terre qui tourne sur elle-même dans un coin de l’univers. Les petites pelotes de poussière sous le lit. Les voitures qui partent le matin.

CHOSES QUE L’ON CONNAIT PAR CŒUR

Les vingt-six lettres de l’alphabet. Le prénom de la dame qui nous a donné naissance. Le titre du roman qui vous a changé. La personne qui vous a blessé.

E.

CHOSES QUI FONT PEUR

La fenêtre ouverte ; tout à coup, mes rideaux bougent, surpris par le vent. Je ne retrouve plus ma petite sœur pendant l’heure d’affluence. Manquer une marche en descendant les escaliers. La mort.

CHOSES QUI TOMBENT

Une larme contre la joue d’une petite fille. La pluie. Les feuilles de l’arbre dans mon jardin pendant l’automne. Un bébé qui fait ses premiers pas.

A.

CHOSES INUTILES

Les vêtements que certains maîtres mettent à leurs animaux. Les râpes à fromage car le fromage se vend aussi déjà râpé. Acheter une montre à un enfant qui ne sait pas lire l’heure.

T.

CHOSES TRISTES

Un ami décédé. Une personne qui fait de son mieux à l ‘école pour avoir son brevet, mais qui échoue. Un proche qui s’en va, qui quitte le lycée.

L.

CHOSES QUI ONT UN ASPECT SALE

La peau des mains et des pieds qui a été mise trop longtemps dans l’eau. Les cheveux perdus qui sont coincés dans l’évacuation de la douche. La rouille sur un vélo n’ayant pas été utilisé depuis longtemps.

C.

?

Ce blog, consacré à la publication d’ateliers d’écriture créative au Lycée Français International de Bangkok, s’inscrit dans la continuité du précédent, Yuthinay. Il répond donc aux mêmes attentes que le précédent : l’expérience ayant été réussie, on voudrait la re-tenter…

Qu’est-ce qui a changé ?

Pas grand chose ! Mais tout de même le nom : on passe de năy à nî:. D’une question à une réponse. Mais on n’a toujours pas de sujet au verbe…

Alors quoi ?

On l’entend dire partout, yù: thî: năy… yù: signifie « demeurer », thî: introduit l’idée de lieu, et năy permet de se demander à quel lieu on a affaire. Mot à mot : « *demeurer endroit lequel » ? On s’abstient d’un sujet, parce qu’il est la plupart du temps déductible du contexte : celui qui allume son téléphone portable et demande « en quel lieu demeure…? » n’a guère besoin de spécifier que c’est pour son interlocuteur et non pour lui-même qu’il se pose une telle question. On l’entend aussi dans le fil de la conversation, quand le propos est déjà bien connu, un peu comme un « où ça » qui vient relancer une discussion en français. Finalement on ne précise le plus souvent le sujet que pour demander son chemin ou la localisation d’une personne tierce : rong rian farangsèt yù: thî: năy, « où est l’école française ? » (à quoi, pour rester poli, on devrait rajouter khráp si on est un garçon et khâ si on est une fille).

L’intérêt de cette formule, c’est que lorsqu’on se met à l’utiliser hors contexte, l’absence de spécification du sujet qu’elle suppose permet aussi de tous les sous-entendre… et semble idéale pour une publication web : le « site » efface les frontières géographiques et invite le lecteur à poursuivre, pour lui-même, la même interrogation que celle qu’il a pu voir à l’oeuvre dans des textes souvent un peu intrigants. C’était un titre en pied-de-nez, qui contenait tout juste l’idée qu’on allait s’interroger sur l’espace, sur le lieu où l’on vit, sur ce qu’on y fait, sur l’endroit d’où l’on vient etc., et tenter de mettre cela en partage dans l’écriture, tout en le faisant entrer en résonance avec les éventuels commentaires du lecteur : une écriture de l’amorce, du commencement plus que de l’achèvement. Une manière économique de dire « qu’est-ce je fais là, et toi, et lui, elle, eux, nous tous ? ». Interrogation qui a du sens dans une école dite « à l’étranger », qui n’est pas l’étranger pour tout le monde ni pour tous, et qui prend son sens dans l’écriture.

Cette année, donc, on répond au pied-de-nez de l’an passé par un nouveau pied-de-nez : un nî: qui signifie « ici » ; en passant à l’affirmation on a l’air de répondre, mais on le fait en normand, avec un « ici » qui n’a de sens qu’en fonction de celui qui le lit… et on essaie d’aller plus loin : je suis ici, tu es ici, il, elle, c’est ici, vous êtes ici, nous sommes ici, ils, elles sont ici… Et qu’est-ce qu’on y trouve, alors ? Ce nî: est une tentative d’inscrire encore l’écriture à venir dans l’interrogatif (ou tout simplement la curiosité) et cherche à faire jouer l’idée d’une perche tendue.

Et puisque vous êtes arrivé(e/s) jusque ici, justement, on vous invite lourdement à commenter. Peu de choses suffisent : une simple association d’idée, un bref souvenir, ne serait-ce qu’un mot… suffisent à matérialiser votre lecture et faire jouer au blog son rôle de catalyseur dans la classe. Recevoir, à 13 ans d’écart (l’âge qu’elle avait alors) un email d’une élève qui maintenant travaille déjà depuis 5 ans, mais se souvient des ateliers d’écriture et du nom de Perec (elle avait reçu, en 4e, un commentaire suite à un tout petit texte où elle mettait beaucoup d’elle-même, déguisée derrière son prénom), prouve que l’expérience en vaut la peine.

Le fondement de cette démarche, on le trouvera dans le travail de François Bon, qui rend hommage à Georges Perec, vers lequel on renvoie également.

Les liens ci-dessous renvoient aux explications de l’an dernier, toujours d’actualité :

Pour contacter l’administrateur du blog, vous pouvez utiliser l’adresse suivante : thibaud.saintin [chez] lfib.ac.th (remplacez « chez » par l’arobase : c’est un moyen sommaire pour éviter de recevoir du « spam » de la part de robots qui détectent automatiquement les adresses emails).